Question d’intelligence : pourquoi
tant d’anciens cancres dirigent-ils tant d’anciennes têtes de classe ?

Combien d’anciennes têtes de classe s’agacent-elles d’être dirigées par d’anciens cancres ou, de façon moins caricaturale, par de moins diplômés ?

Il y a d’illustres précédents. Déjà, dans sa célèbre République, Platon se plaignait : « Ceux qui sont trop intelligents pour entrer en politique sont punis en étant gouvernés par ceux qui le sont moins. »

Depuis l’antiquité, il y a de la vertu dans l’intelligence et le labeur, réputés conduire à l’excellence. Et du dépit lorsque cette vertu n’est pas sanctionnée par des responsabilités. Il n’est pas rare d’entendre tel ou tel représentant de l’élite intellectuelle se lamenter que le monde n’est pas gouverné par l’excellence académique, a priori garante du bon, du beau et du bien. On s’amusera de voir la même citation de Platon parfois traduite comme suit : « Si les gens honnêtes ne veulent pas faire de politique, ils sont punis en étant gouvernés par ceux qui le sont moins » !

Plus prosaïquement, que dire à nos enfants si, après de brillantes études, ils se trouvent dirigés par des chefs dont la performance scolaire se mesure d’abord en chahuts réussis et mémorables soirées étudiantes ?

Le mérite se construit par le labeur éclairé par l’intelligence, faculté qui permet de comprendre, d’apprendre ou de s’adapter à des situations nouvelles. Depuis l’invention du Quotient Intellectuel au siècle dernier et ses raffinements ultérieurs (modèle CHC), non seulement on sait mesurer l’intelligence mais on soupçonne aussi qu’un facteur intrinsèque à l’individu, le « facteur g », caractérise le potentiel de chacun, indépendamment de l’âge.

On sait donc orienter et prévoir le succès des étudiants, et ainsi leurs chances de participer à la direction du monde, qu’il s’agisse de sa direction intellectuelle ou de sa direction pratique, par exemple comme dirigeant d’entreprise.

Aujourd’hui, la complexité croissante de la société globale, tant du côté technologique que du côté humain, donne une importance croissante aux sciences dites « dures » autant qu’aux sciences humaines dans la gestion du monde. Cette complexité ne cesse d’augmenter le besoin d’excellence académique. Alors un boulevard devant nos jeunes diplômés ?

Einstein, pourtant au cœur du savoir académique, définissait cependant l’intelligence tout autrement : « Le vrai signe de l’intelligence, ce n’est pas la connaissance, mais l’imagination ». Si l’on précise que l’intelligence est la faculté qui permet de comprendre, d’apprendre ou de s’adapter à des situations nouvelles dans un contexte culturel donné, on conclut que chercher l’intelligence sous le QI ou des tests CHC pourrait ressembler à chercher une pièce de monnaie sous le réverbère. L’intelligence en situation culturelle est bien plus que la réussite de tests intellectuels variés. Howard Gardner (1) notait, au fil de ses recherches à Harvard, qu’aucun de ces tests ne détectait des dimensions telles que l’intelligence musicale ou corporelle, pas plus que les intelligences interpersonnelles et intra-personnelles. Il va jusqu’à définir sept à neuf formes d’intelligences, chacune se rapportant à une forme de l’intellect.

Pour revenir à Platon et aux anciens, on sait, depuis toujours, que l’intelligence se cultive et se développe. « Tout ce que je sais, c’est que, de tous les animaux, aucun ne naît jamais en possession de la qualité et de la quantité́ d’intelligence qu’il aura une fois devenu un être adulte » lit-on dans les Lois (2).

Platon ne voyait pas dans l’intelligence une faculté, mais une activité dont le développement ouvre la porte vers plus de liberté de jugement et d’action. Le mythe de la grotte nous rappelle combien nous sommes victimes de nos ressentis ou de nos attentes si nous ne cultivons pas notre intelligence au sens le plus large. L’école, puis les études supérieures nous apprennent à raisonner, à faire son jugement, à exploiter des modèles ou des théories de plus en plus puissants, pour trouver une autonomie croissante devant des situations inédites.

Or, en France, l’accent mis sur les savoirs académiques négligent d’autres formes d’intelligence. Improviser un chahut magnifique ou lancer une fête mémorable n’apprend rien sur Platon et les anciens, mais déploie des qualités naturelles d’organisation et de leadership qui resteront d’autant plus utiles qu’elles seront travaillées la vie durant.

L’accompagnement de cadres ou de dirigeants porte largement sur l’émergence de ces compétences inter- et intra-personnelles dont la nécessité se fait croissante avec les responsabilités. La réticence de l’élite française à cet égard se comprend : celui-ci travaille des formes d’intelligences auxquelles l’héritage académique de sa formation, littéraire ou scientifique, prépare peu. Cette réticence n’en rend que plus utile un accompagnement dans le nécessaire équilibre entre excellence académique et autres formes d’intelligence, dont les dimensions inter et intra-personnelles.

Au-delà de la grotte académique, inspiration et leadership puisent dans des dimensions bien plus larges de liberté créatrice, qui toutes se travaillent. A Oser 75 pour l’emploi, les bénévoles ont tous vécu des situations les mettant au défi de se dépasser dans des dimensions personnelles (s’exposer avec sérénité, montrer une direction, imprimer le bon rythme) ou collectives (communiquer avec authenticité, encourager la contradiction, donner de l’énergie). Cette expérience les porte dans l’accompagnement des stagiaires.

Alors, à propos de la bizarrerie nos patrons passés ou futurs, si difficile à comprendre, sinon à accepter, que penser de l’aphorisme de Michel Audiard : « Les cons, ça ose tout. C’est même à ça qu’on les reconnaît » ?

Bérold Costal de Beauregard

(1) Les intelligences multiples, Retz 1996

(2) Cité par Sylvain Delcomminette, Qu’est-ce que l’intelligence selon Platon ?. In: Revue des Études Grecques, tome 127, fascicule 1,2014. pp. 55-73;